



I- Introduction
J’adore le cinéma : il me fait ressentir des sensations nouvelles, il me fait voyager à travers le temps, il nourrit mes yeux et mon regard. Le cinéma est beau car derrière cet écran que l’on regarde se trouve un travail énorme et minutieux : du scénario au décor, de la bande son à l’éclairage, du jeu des acteur•trices aux costumes … Derrière un bon film se trouve un ensemble de disciplines qui s’impliquent pour que chaque détail soit réfléchi et enrichissant. L’ensemble de ces corps de métiers jouent un rôle important sur la narration visuelle d’un film. Parmi ces corps plus ou moins visibles se trouve le design graphique. En effet, le design graphique offre une communication des idées à travers un écran. De plus, au cinéma, il marque l’identité visuelle et esthétique d’un film. Il se présente à travers un générique annonçant la tonalité du scénario, par des objets intégrés dans le décor marquant l’immersion dans l’univers esthétique et contextuel du film ou encore de manière moins explicite renvoyé au style visuel de l’image propre au film. En effet, le design graphique dans le cinéma s’intègre de plusieurs manières mais a toujours pour qualité de renforcer l’identité visuelle d’un film. Ce faisant, à travers ce mémoire je souhaite relever ces aspects à partir de trois films d’époques et de genres différents. Cela me permettra de mettre en lumière le travail de designers graphiques notables ayant collaboré dans des films marquant l’histoire du cinéma. J’aborderai ainsi les différents liens qu’on peut trouver entre le design graphique et le cinéma et notamment comment il participe à l’immersion visuelle et narrative.
Je ne pouvais pas passer à côté du film culte « Sueurs froides » ou « Vertigo » (titre original). Film du réalisateur britannique Alfred Hitchcock paru en 1958, « Sueurs froides » raconte l’histoire de Scottie, ex-policier terrifié par la hauteur. Un jour, un de ses amis lui demande d’enqueter sur le comportement étrange de sa femme. Scottie se retrouve alors à suivre Madeleine avant de faire sa connaissance après l’avoir sauvé d’une noyade. Aveuglé par l’amour qu’il ressent pour elle au fur et à mesure, Scottie ne voit pas qu’il est en fait piégé par son ami qui maquille le meutre de sa femme en suicide du haut d’une église. En effet, Scottie, victime de son vertige dans le film, ne réussit pas à rattraper Madeleine de sa chute. Affligé et traumatisé par la mort de sa bien-aimée, Scottie fait face à une grande tristesse jusqu’à ce q’il retrouve une femme lui ressembant énormément. Cette femme c’est Judy, celle qui a secretement joué le rôle de Madeleine mais qui par amour pour Scottie va accepter ces demandes crispantes afin qu’elle se déguise en la femme que Scottie a aimé. Cependant, un détail va révéler l’imposture dont il a été victime… Vertige, obsessions, traumatisme et perte de contrôle sont les motifs récurrents de « Sueurs froides ».
Ce film d’Hitchcock est notable pour sa réalisation novatrice, son récit captivant et son aspect psychologique. Mais ce qui m’intéresse dans ce film emblématique aujourd’hui, c’est son générique réalisé par l’incontournable designer graphique : Saul Bass, et sa représentation du vertige.
Je ne pouvais pas parler de design graphique dans le cinéma sans évoquer Saul Bass. Grande figure du design graphique dans le cinéma grâce à son travail innovant, notamment dans les génériques de film où sa contribution a permis un nouveau regard sur les premières minutes d’un film. Saul Bass a marqué le cinéma hollywoodien.
Saul Bass Photographie de Saul Bass.est un designer graphique et son travail se caractérise par la réalisation de publicité pour les studios, de logos pour les sociétés (ex : le logo en forme de cloche de la compagnie téléphonique Bell, aujourd’hui AT&T, en 1969), d’affiches de films ( ex: l’affiche du film West Side Story de Steven Spielberg en 1957 ), de génériques de film et du montage (ex: le générique de « Anatomy of a murder » d’ Otto Preminger en 1959 )1. En plus d’être un designer graphique influent, Bass est aussi un artiste commercial: son expérience dans la publicité lui a permis d’adopter des stratégies marketing permettant d’affirmer son style « le style B » dans le temps. Aujourd’hui encore, il reste une grande influence dans le monde du design graphique pour son travail narratif, efficace et simplifié et moderne. Mais pour en revenir plus précisément au cinéma : c’est de son travail dans les génériques de films dont je m’intéresse. D’ailleurs, Saul Bass est un avant-gardiste sur le développement de cette pratique du générique de film animé. Il est d’ailleurs le premier designer graphique mentionné dans un générique pour son travail en 1954 sur le film « Carmen Jones » d’Otto Preminger où il s’avise pour la première fois à cet exercice.
Son style se caractérise par « des éléments graphiques forts, une typographie moderne, une ordonnance géométrique de l’espace bidimensionnel sur plusieurs plans spatiaux, une palette de couleur limité et un élément iconographique simple au centre 2 ». Ce faisant, son travail inspire la simplicité avec ces compositions minimalistes et l’utilisation de formes épurées visant à un message clair comme on peut le voir dans le générique de « L’Homme au bras d’or » (1955) [fig
Nombreux sont les génériques qu’il a produit 3 mais je vais m’intéresser à celui réalisé pour Alfred Hitchcock « Vertigo » soit « Sueurs froides » sortie en 1958.
C’est alors sous la partition musicale intrigante et inquiétante de Bernard Herrmann que le générique débute avec un gros plan qui glisse sur la peau d’une femme dans la pénombre, passant de la joue à la bouche, du nez aux yeux. Cette séquence étant probablement une référence à la photo de couverture du livre « Oeil photo » (1929)« Oeil photo » (1929) de Franz Roh et Jan Tschichold. de Franz Roh et Jan Tschichold annonce déjà « l’impénétrabilité des apparences : l’impossibilité de savoir ce qui se passe derrière le masque4 » selon le critique Robin Wood. Suite à cette vision panoramique sur la physionomie de l’actrice Kim Novak, se fait alors un zoom sur l’œil désormais au centre de l’écran. Cet œil devient alors symbolique et introduit l’idée du regard envers l’autre mais aussi celle du vertige car l’œil est l’organe par lequel l’on voit ces hauteurs insoutenables perçus par le cerveau. Le fondu rouge et la mimique exclamative de l’œil annoncent déjà un rebondissement. Cette teinte rouge que nous allons retrouver dans le film, par exemple lorsque Scottie aperçoit Madeleine pour la première fois au restaurant ou encore lorsqu’il fait face à son rêve délirant où il se voit mourir, traduit la passion mais aussi le danger : elle évoque une instabilité émotionnelle. De plus, ce n’est pas étonnant de la part de Bass de nous mettre face à cet œil et notamment sa pupille. En effet, un des éléments les plus récurrents dans l’œuvre de Bass est le cercle. Considéré comme forme fondamentale du design selon les artistes du Bauhaus, le cercle est également identifié comme un des motifs visuels les plus simples selon le psychologue du gestaltisme Rudolf Arnheim. Toujours selon lui, le cercle est une forme qui attire notre attention par sa perfection. De ce fait, alors que nous sommes face à cet œil, surgit alors de la pupille une forme tournant à l’infini s’avançant qui vient créer une transition physique et psychique dans l’esprit du personnage. Cet élément graphique fort représentant une spirale est inspiré des figures de Lissajous, inventées par un mathématicien français du XIXe siècle, dont Bass était tombé sous le charme. En effet cette forme traduit bien cette sensation de vertige de par ce tournoiement de lignes semblables à des ondes. Animé techniquement par le pionnier de l’art informatique américain John Whitney, ce générique est le premier réalisé par ordinateur. C’est donc par ces formes complexes qui s’avancent une par une vers le spectateur que Bass traduit l’instabilité liée au vertige mais aussi une vision du fonctionnement de l’esprit du personnage de Judy. En effet, ces éléments graphiques représentent « des symboles de l’activité cérébrale, de la pensée et des sentiments ». L’enchaînement de ces formes incarnées par de nouvelles marquent l’obsession et la révélation : thème qu’on retrouve dans le film. Après s’être plongés dans l’âme du personnage par son œil, nous y ressortons par la même entrée : nous retrouvons ainsi cette image de l’œil teinté d’un rouge sanglant.
A travers ce générique, Bass réinvente celui-ci par une interprétation du film à partir de signes, de symboles et de couleurs caractéristiques du film. Il ne s’agit plus simplement du générique comme rideau d’un film mais d’un générique comme exorde graphique participatif de la communication visuelle d’un film. Par ailleurs, des éléments graphiques du générique se retrouvent également dans l’affiche [fig
Affiche du film « Isle of Dogs » (2018) de Wes Anderson.
C’est à travers des décors soignés aux couleurs acidulés, des paysages pastels et épurés et des personnages excentriques que nous rentrons dans l’univers authentique de Wes Anderson : réalisateur reconnu pour son style visuel surréaliste. Dans chacuns de ses films, difficile de ne pas reconnaître sa touche. Mais derrière ce visuel marquant se trouvent de nombreux artistes interprètes du film. C’est le cas de Annie Atkins, une designer graphique irlandaise travaillant principalement pour le cinéma. Elle a collaboré avec Anderson de nombreuses fois, dans des films comme « The Grand Budapest Hotel » en 2014, « Isle of Dogs » en 2018 ou encore « The French Dispatch »
Affiche du film « The French Dispatch » (2021) de Wes Anderson. en 2021. Il est évident pour moi d’aborder un film de Wes Anderson car il est l’un des rares réalisateurs à autant mettre au premier plan des objets graphiques. Et bien que tous les films d’Anderson soient une poésie pour les yeux : c’est du film « The Grand Budapest Hotel » que j’ai envie d’évoquer aujourd’hui. « The Grand Budapest Hotel » retrace les aventures pendant l’entre guerre de Gustave H, concierge du Grand Budapest Hotel qui se noue d’amitié avec le lobby boy Zero. Ce film de Wes Anderson ne manque pas à son esthétique visuelle marquante avec des compositions symétriques donnant lieu à des tableaux picturaux remarquables. Mais il retrace également une histoire touchante et comique à travers des personnages pittoresques. On notera notamment la personnalité de M.Gustave qui mélange excentricité, raffinerie, humour et courage. De plus, ce film a été un beau défi pour Annie Atkins5 qui a dû créer de nombreuses pièces graphiques d’un pays fictif imaginé par Anderson : « Zubrowka ».
Dans l’introduction de son livre « Designing graphic : props for filmmaking6 » (2020), Annie Atkins Photographie de Annie Atkins.explique que dans le cinéma, on retrouve souvent un archétype de narration où l’histoire commence à partir d’un message ou d’un messager que le héro va rencontrer. Et que dans la plupart des cas, ce message apparaît sous la forme d’un bout de papier (des journaux, des lettres, des télégrammes…) et c’est son travail de le créer.
Annie Atkins est une designer graphique spécialisée dans la conception d’accessoires et de décors graphiques au cinéma avec quoi les acteurs•trices interagissent. Et selon elle, il y a forcément au moins un graphiste professionnel qui travaille derrière un film ou une série télévisée aujourd’hui. Son premier job en tant que designer graphique pour le cinéma était pour la série télévisée « Les Tudors » dont les premiers épisodes sont sortis en 2007. Elle y réalise par exemple la conception d’une lettre d’Henri VIII signant un arrêt de mort en imitant la calligraphie du 16è siècle Arrêt de mort réalisé par Annie Atkins pour la série télévisée « Les Tudors ».ou encore le design d’une pierre tombale en se renseignant sur le travail des tailleurs de pierre à l’époque romaine. En effet, le rôle du designer graphique pour le cinéma est d’abord un grand travail de recherche sur le contexte temporel du film tout en répondant aux attentes esthétiques de l’univers voulu par le réalisateur ou le directeur artistique. Ainsi, Annie Atkins explique qu’elle va toujours s’inspirer de références de la vie réelle. Il est important de commencer par quelque chose de réel même si l’accessoire final est complètement différent car comprendre l’histoire de l’art ou du graphisme permet de savoir comment les choses ont vraiment été fabriquées / créées. Par ailleurs, cette phase de préparation varierait entre quatre à huit semaines mais tout dépend car il faut s’adapter au calendrier de tournage du film qui privilégie plutôt la disponibilité des acteurs et des lieux que la conception graphique.
Ainsi, le travail du design graphique au cinéma repose essentiellement sur un travail d’imitation. Ces accessoires graphiques ne sont pas parfaits mais authentiques car ils s’inspirent du réel. Leur objectif n’est pas de faire un objet qui semble avoir été fait par le département artistique ou graphique mais bien par la personne qui l’a vraiment fait. Par exemple, une lettre écrite par un personnage doit refléter son intention, son âge ou encore l’époque dans laquelle il se situe. C’est un travail passionnant qui demande une immersion dans le cadre donné qu’il faut alimenter mais aussi une analyse de la vision des personnages. De plus, il faut au moins 6 versions de l’accessoire graphique en cas de détérioration pendant le tournage et au moins douze répliques si l’objet est manipulé par l’acteur pendant la scène (par exemple si un acteur déchire une lettre)7. Evidemment, ces répliques doivent être les plus identiques possible pour la continuité du film et éviter les faux-raccord.
Ces éléments graphiques sont reconnus avec la présence de lettrage, de motifs, d’illustrations … et sont souvent sous forme de papier. En effet, le graphisme est partout dans les films : sur une enseigne, un passeport, une lettre, un journal, une boîte de gâteaux, une carte, un tatouage… Cependant, les éléments contenant du texte sont les plus récurrents. Cela demande un travail typographique avec lequel Annie Atkins va imiter des impressions typographiques, créer des mises en page pour des fausses affiches ou des faux journaux mais également un travail de lettrage où elle est d’ailleurs plus à l’aise. En effet, en réalisant son lettrage à la main pour réaliser une enseigne ou créer l’écriture manuscrite d’un personnage, les légères imperfections viennent apporter une touche d’authenticité. Ensuite, afin de crédibiliser l’objet graphique dans sa forme : tout est question d’imitation. Il existe plusieurs astuces de conception afin de ne pas dépasser un certain coût. A titre d’exemple, Annie Akins ne va pas imprimer une affiche en sérigraphie même si elle doit sembler l’être mais elle va trouver des astuces d’impressions au numérique. En outre, dans la conception de certains objets, il peut y avoir des collaborations entres plusieurs départements de production sur le tournage tel que le département peinture ou modelage : le designer graphique ne se charge pas forcément de tout le processus de fabrication. Enfin, sur la question de l’utilité des pièces graphiques dans l’évasion du film : Annie Atkins indique qu’il s’agit en réalité d’un équilibre délicat. D’une part, les objets graphiques doivent raconter l’histoire mais sans la distraire. Ils doivent s’intégrer dans le monde créé sans se faire remarquer. Par ailleurs très peu d’objets graphiques sont visibles de près à l’écran mise à part ce qu’elle appelle « l’accessoire du héro » quand un objet graphique va être mis au premier plan. Sinon, beaucoup d’objets sont créés non pour le public mais pour les acteurs. En effet, pour une expérience plus immersive lors du tournage, les designers graphiques prennent le temps de s’attarder sur beaucoup de détails du décor. Et en parlant de détail, je propose désormais de nous attarder sur des exemples concerts à travers les pièces conçues pour le monde imaginaire de Wes Anderson : « Zubrowka » du film The Grand Budapest Hotel ».
Lorsqu’Annie Atkins a commencé à parcourir le script en surlignant tous les passages qui annoncent l’utilisation d’accessoires graphiques, elle a su dès la première page qu’elle aurait besoin d’aide. Il y a notamment eu une graphiste allemande locale Liliana Lambrev qui a participé à l’aventure. En effet, dès la première scène, un livre rose bonbonLivre réalisé par Annie Atkins pour le film « The Grand Hotel Budapest » de Wes Anderson.8 portant le titre du film est rapporté par une fille au cimetière pour rendre hommage à son auteur près de sa tombe où l’on peut apercevoir de nombreuses clés et une inscription typographique . De ce fait, ce film rassemble énormément de pièces graphiques et nous allons en découvrir quelques unes …
D’une part, il faut savoir que le design de la façade extérieur du Grand Hôtel Budapest a été réalisé par le chef décorateur Adam Stockhausen. Il s’est notamment inspiré de l’Hôtel « Bristol Palace » et sa façade rose en République Tchèque dans la ville de Karlovy Vary. Sur le toit du Grand Hotel Budapest se trouve son enseigne alignée sur un rail en arche confectionné par Annie Atkins. Ce lettrage qu’elle a conçu à la main est anguleux avec des empattements déchiquetés qui donne l’impression qu’elles ont été réalisés sur place par un forgeron. De plus, l’espace inter-lettre est irrégulier ce qui rend cette enseigne authentique est propre à l’époque où elle se situe où ce genre de détails n’étaient pas forcément pris en compte. Par ailleurs, cette intention d’un crénage irrégulier lui est venue d’une inspiration d’un véritable ancien hôtel au Caire en Egypte au crénage discontinu : « L’hôtel Shepheard ». Et au-dessus de l’entrée de l’hôtel se trouve également l’inscription du nom de l’hôtel. Ce logotype présente un lettrage arrondi et des empattements semblables à des ornements qui marquent une influence de l’Art déco, style courant dans les enseignes d’hôtels et les affichages publics de l’entre-deux-guerres.
D’autre part, alors que Mr Gustave est en prison suite à son arrestation par l’inspecteur Henckels qui le soupçonne du meutre de Madame D, il se lie d’amitié avec un groupe de prisonniers. L’un étant son partenaire de cellule, Ludwig, qui lui accorde sa confiance en partageant son plan d’évasion. Lors de la scène ou il explique connaître la prison parfaitement : une carte de celle-ci apparaît en gros plan à l’écran. Cette carte dessinée par le prisonnier a été créée par Atkins et son équipe où l’on peut souligner un grand sens du détail. En effet, en plus des instructions données par le script tels que les 72 gardes, des pièces remplies de crocodiles, un renforcement en acier… qu’ils ont représentés sur la carte, les designers graphiques pensent aussi à la cohérence de l’objet et au contexte temporel. En effet, la carte a été dessinée sur un emballage car le prisonnier ne peut se procurer de papier mais peut recevoir des colis extérieurs. Mais qui dit emballage demande aussi de créer l’étiquette, la marque d’affranchissement, les timbres et les tampons présents dessus. Et ces éléments doivent être en raccord avec le pays fictif de Wes Anderson « Zubrowka ». De ce fait, les designers graphiques ont créé un emblème et le portrait de l’empereur de ce pays imaginaire en s’inspirant d’une vieille photo du président d’Allemagne Hindenburg et sa grosse moustache. Cette attention portée au détail renforce la crédibilité du pays de Zubrowska. D’ailleurs, Annie Atkins explique que même si le public ne verra pas ce type de détails, le réalisateur et les acteurs le voient. Et d’une certaine manière, ces petits accessoires aident à l’immersion des acteurs dans ce nouvel univers. Et de cette façon, cela peut impacter le film dans son ensemble, infime soit-il.
Enfin, je m’attarde un peu plus en détail sur les éléments graphiques propres des personnages comme la lettre des dernières volontés de l’amante Madame D. pour Monsieur Gustave. Annie Atkins a pris en compte les événements temporels du script venant à dire que cette lettre a été écrite aux alentours de 1886 avant la mort de son mari. Ce faisant, Annie Atkins a utilisé un papier japonais fait main qu’elle vieilli avec des taches de thé avec par dessus une calligraphie écrite au stylo à plume avec une encre couleur sépia suivi du baiser en bas de note réalisé avec le rouge à lèvres correspondant à celui que l’actrice portait lors de son apparition dans le film. De surcroît, il y a par exemple la carte de visite du personnage de Jopling : un des antagonistes du film qui a notamment assassiné le député Vilmos Kovacs afin qu’il garde le silence.Références de cartes de visite de nazis utilisés par Annie Atkins comme inspiration. On peut apercevoir cette carte alors qu’il se présente au domicile de la sœur du personnage de Serge X. qu’il recherche. Cette carte présente le nom du personnage dans une police de caractère gothique suivi de sa fonction dans une police de caractère plus simple sans serif tout en capital. Ces choix typographiques ne sont pas laissés au hasard car ils s’inspirent de typographies présentées sur des vraies cartes de visite de fascistes allemands des années 1930. Pour finir, il y a une scène où Zéro, le lobby boy, offre un livre de poésie romantique à sa bien aimée Agata lors d’un tour de manège.
Scène du caroussel avec Zéro et Agatha avec les mots de Zéro qui apparaissent sous forme de sous titre à l’écran reprenant l’écriture du personnage. Celle-ci lit alors les mots écrits par Zéro à la première page. Nous ne voyons pas l’intérieur du livre mais ses mots sont retranscrits sur l’écran à travers des sous-titres. Et il s’avère que l’écriture manuscrite montrée est celle de l’acteur lui-même car les premiers tests étant trop formels et semblent être réalisés par un calligraphe.
Ce faisant, on peut voir à partir de ces exemples les précisions donnés aux éléments graphiques qui participent au film même si on ne les remarque pas forcément. Ce travail méticuleux du designer graphique au cinéma est une preuve de la rigueur visuel des films. Dans « The Grand Hotel Budapest », ces éléments graphiques sont nécessaires à la crédibilité et au renforcement esthétique de l’univers de Wes Anderson.
Je viens d’aborder un film américain et une comédie dramatique américano-allemande, désormais je propose de partir plus à l’est avec le film « Chungking Express » sortie en 1994 du réalisateur hongkongais Wong Kar Wai. Wong Kar WaiPhotographie de Wong Kar Wai. (né en 1958) est un réalisateur, scénariste et producteur chinois figure centrale du cinéma hongkongais. Il a étudié les arts graphiques à l’École Polytechnique de Hong Kong où il s’est passionné pour la photographie. Il découvre également le cinéma hollywoodien et les travaux des cinéastes de la Nouvelle Vague française qui l’inspirent. En effet, Wong Kar Wai a fait partie d’un groupe de réalisateurs hongkongais propices à une nouvelle forme de cinéma plus libre et expérimental brisant les conventions traditionnelles. Il commence sa carrière en tant que scénariste pour la « Cinéma City » mais devient vite scénariste indépendant où il écrit notamment « Final Victory » (1987) où l’on y voit déjà les germes de son cinéma atypique avec des personnages décalés évoluant dans un milieu urbain, une importance apporté aux objets et à la musique, et des scènes poétiques au ton mélancolique. Dans les années 1990, Wong Kar Wai réalise des films grâce à sa propre compagnie indépendante de production « Jet Tone Films Ltd » qu’il crée avec Jeffrey Lau, un réalisateur dont le travail est assez similaire. Il réalise notamment Chungking Express (1994), et Les Anges déchus (1995). Deux films qui, même s’ils ne se suivent pas par une continuité, restent un diptyque par les nombreux parallèles narratifs et visuels.
« J’ai tourné en urgence un film léger, un polar avec les flics pour héros. Un road-movie moderne et romantique, ancré dans la réalité de Hong Kong et avec une construction narrative très complexe…9 » prononce Wong Kar-Wai sur son film « Chungking express », une comédie romantique dramatique sortie en 1994 racontant deux histoires entrelacés de personnages solitaires qui se rencontrent.
Le style de Won Kar Wai se distingue par des histoires au caractère mélancolique et romantique de jeunes adultesPersonnage de la femme à la perruque blonde et matricule 223.
Personnage du matricule 633 et la serveuse Faye.dans un espace urbain condensé et bouleversé aux tons saturés par des néons et les lumières contrastées. Wong Kar Wai adopte une approche très libre dans ses narrations et dans son style visuel. En effet, dans son film « Chungking Express » divisé en deux parties, l’on suit d’une part le policier matricule 223 déchiré par la rupture avec sa copine qui décide de tomber amoureux de la première femme qu’il croise au bar à « Chungking House » ou il noit son chagrin. Celui-ci va croiser une mystérieuse trafiquante de drogue à la perruque blonde et aux lunettes rouges à l’histoire d’amour impossible. D’autre part, on plonge dans l’histoire d’un policier « matricule 663 » qui commande chaque jour la salade du chef pour son amour idyllique avec une hôtesse de l’air vouée à l’échec. Il se retrouve alors tous les jours au Midnight express, un fast-food du quartier où travaille Faye, une serveuse qui va se prendre d’affection pour cet homme maintenu dans cette relation sans perspective.
A travers ce film, Wong Kar Wai aborde une approche éclatée avec des récits fragmentés et en mêlant plusieurs genres : polar,drame, romance et comédie. Ce détachement des constructions classiques fait référence au cinéma de la Nouvelle Vague notamment avec Godard et ses ruptures fréquentes dans la continuité du film ou les intrigues multiples. Ici, Wong Kar Wai divise le film en deux parties qui rassemblent les mêmes thèmes. A la manière de la Nouvelle Vague, « Chungking Express » met en avant des personnages ordinaires : des marginaux issus de milieu modestes où l’intérêt est porté essentiellement sur leurs sentiments. En effet, l’image du policier est déconstruite ici non plus comme une figure iconique comme associée dans de nombreux films hongkongais à cette époque, mais comme un humain avant tout. De plus, l’intérêt porté pour la modernité et l’espace urbain est mis en avant par la captation des émotions que peuvent procurer la ville : sa frénésie, sa vitesse, sa grandeur, son bouillonnement… . Par ailleurs, cette volonté de créer cette sensation d’errance dans la ville de Hong Kong est propre à celle du réalisateur qui a eu des difficultés à s’adapter la vie hongkongaise suite à son immigration à 5 ans avec sa mère alors que son père était bloqué en Chine pendant une dizaine d’années. De plus, l’utilisation de la musique et d’objets pour matérialiser les émotions rappelle le cinéma de Quentin Tarantino notamment avec « Pulp Fiction »(1994) et la scène de danse emblématique sous la musique « You Never Can Tell par Chuck Berry ». En effet, le personnage de Faye, la serveuse de la « Chungking House » par ses écoutes multiples de la musique « California Dreamin’ par The Mamas and the Papas traduit son caractère rêveur et son envie d’un ailleurs. Aussi, la perruque blonde et les lunettes noir et rouge que porte la trafiquante de drogue reflète un masque dérrière son humanité.
De ce fait, « Chungking Express » traduit une approche très sensible et expérimentale à travers des portraits intimes à la résonance universelle . Les films reflètent les états d’âme des personnages et aussi celle de la ville de Hong Kong de par son style narratif atypique et aussi au style visuel.
Le nom du film « Chungking Express » mélange le nom de deux lieux symboliques dans le film, les lieux des rencontres des personnages, le bar « Midnight Express » et le street-food « Chungking House »Détail des enseignes de la Chungking House et du Midnight Express.. Ces lieux existent réellement à Hong Kong et l’on perçoit leurs enseignes dans le film. Et bien qu’il n’y aurait pas eu de designer graphique spécifique qui ait travaillé pour le film, Wong Kar Wai a su y porter attention en mêlant des éléments graphiques dans son film : que ce soit à travers son fétichisme pour les objets comme matérialisation des sentiments des personnages, ou par des nombreux éléments participants à la représentation de la ville et de la modernité ou encore par un style visuel fragmenté effectué au montage par son directeur de photographie directeur Christopher Doyle.
D’une part, l’on retrouve plusieurs objets reflétant la société de consommation fortement présente dans la ville à travers des canettes de soda, l’abondance de panneaux publicitaires lumineux Le personnage du matricule 223 devant l’enseigne lumineuse du Mc’Donald.ou les enseignes commerciales importés mêlées aux enseignes locales traduisant la culture hongkongaise des années 1990. Il y a également les boîtes de conserves d’ananas périmé
Boîtes d’ananas périmés consommées par le personnage du matricule 223. depuis le 1er mai présentées à plusieurs reprises caractérisant la souffrance du personnage de matricule 223 suite à sa rupture le même jour. Cette scène interprète une tentative d’arrêt du temps face à ce monde transitoire. Ou encore les boîtes de sardines que Faye remplace au domicile du policier matricule 663 à son issu. Ces objets graphiques témoignent l’inscription d’une société de consommation qui participe à la sensation d’aliénation de la ville. D’autre part, la forte présence de néon lumineux sur les enseignes de la ville
Enseigne mêlant des sinogrammes et des caractères occidentaux. et autres objets du décor créent une esthétique rétro-futuriste accentuant l’aspect moderne et dynamique de la ville.
Enseignes lumineuses et commerciales présents dans le film. Beaucoup d’enseignes reprennent les caractères traditionnels chinois ce qui crée une dualité entre la modernité et la nostalgie. Cette forte présence de lumière artificielle dans Hong Kong fait de la ville un endroit en perpétuel mouvement où les personnages peuvent s’y perdre. En effet, le cadre où évoluent les personnages renforce leur solitude et leur besoin de connexions humaines qu’ils recherchent dans le film. Ces couleurs intenses des néons accentuent les émotions des personnages au cœur de la narration. Ce langage visuel pop n’est pas anodin, il hérite notamment de la publicité et du vidéo clip aux couleurs éclatantes dont s’inspire le réalisateur pour appuyer la modernité mais aussi l’irréalité des espaces de la ville.
Enfin, l’esthétique fragmentée du film de Wong Kar Wai se reflètent aussi par des tableaux abstraits créés par son directeur de la photographie, Christopher Doyle, avec la technique du step-printing. En effet, cette technique de montage consiste à réduire le nombre d’images par seconde afin d’obtenir un mouvement saccadé. Cette vision surréaliste voire onirique créée par cette manipulation d’images renforce plusieurs sentiments dans le film. Il y a déjà la sensation vertigineuse que les personnages traversent dans cette ville qui bouillonnent d’informations : typographies, couleurs et foule. En effet, les scènes avec cette utilisation du step printing sont celles où les personnages se retrouvent dans les rues étroites et bondées de Hong-Kong face à leurs pensées ou dans une scène d’action (course poursuite). Ce décalage entre le personnage et le rythme effréné de la ville évoque un sentiment d’instabilité et de chaos. De plus, la notion temporelle de l’image figée en mouvement fait allusion au blocage entre le futur et le passé. En effet, il s’avère qu’à cette époque Hong Kong se situe à une période pleines d’incertitudes car la ville se prépare à la rétrocession à la Chine qui aura lieu en 1997. Rétrocession qui inquiète Wong Kar Wai sur le changement qu’elle pourrait impacter sur le visage multicurelle de la ville (d’où les nombreux plans des milieux multiculturels comme le quartier Indien).
Ainsi, les éléments graphiques du film sont moins explicites qu’avec « The Grand Hotel Budapest » mais participent néanmoins à l’impact du film : que ce soit à travers des objets et/ou une typographie relatant une époque et la culture hongkongaise, des objets comme matérialisation des émotions, des néons comme intensification des aspects de la ville et des sentiments humains et un style visuel fragmenté de l’image comme tableaux picturaux surréaliste et riche de sens.
Conclusion
En somme, le design graphique au cinéma se traduit de différentes manières. On l’a vu ici : il peut apparaître sous formes de génériques, d’éléments graphiques conçus pour le film ou encore de manière moins explicite comme éléments inscrits comme témoins d’une culture captée sinon comme style visuel photographique. Le design graphique, qu’il soit perçu ou non par le public, contribue à renforcer l’identité visuelle du film en renforçant une ambiance, une idée, des sentiments et concevoir un imaginaire.
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Page Wikipédia, l’encyclopédie libre, Wikimedia Foundation, « The Grand Budapest Hotel. » https://
Page Wikipédia, l’encyclopédie libre, Wikimedia Foundation, »Wong Kar-wai. » https://
Saul Bass est né dans le Bronx à New York en 1920 et mort en Californie en 1996. Saul Bass n’a pas réellement suivi des études universitaires, il a seulement suivi quelques cours du soir avec Howard Trafton sur les beaux-arts et l’art commercial de 1936 à 1940. En effet, Saul Bass est principalement un autodidacte qui a appris sur le terrain. Une de ces rencontres marquantes qui l’a aidé à définir son style est celle avec György Kepes qui avait étudié le Bauhaus en Allemagne et qui donnait des cours aux Etats Unis suite à son immigration à cause des nazis. Ce séminaire a permis à Saul Bass un changement dans son travail qui était alors devenu plus dynamique et abstrait. En 1953, Saul Bass crée sa propre marque « Saul Bass Associates ». ↩︎
citation du livre « Saul Bass. Autopsie du design cinématographique _ Jan-Christopher Horak Les presses du réel Dijon, 2022. » ↩︎
Saul Bass ne travaillait pas seul pour ses génériques et autres projets. Il travaillait généralement avec sa femme Elaine Bass et il avait toute une équipe de designer graphique qui travaillait à son nom. ↩︎
« Saul Bass. Autopsie du design cinématographique », op. cit. ↩︎
C’est la première collaboration de Annie Atkins avec le réalisateur. ↩︎
Annie Atkins. « Fake love letters, forged telegrams, and prison escape maps. Designing graphic props for filmmaking ». Londres : Phaidon Press, 2020. ↩︎
Pour certains éléments graphiques, Wes Anderson demandait plus de 30 répliques sur son film « The Grand Budapest Hotel »` ↩︎
Cet ouvrage est dans la scène d’ouverture du film, mais aussi la scène de fermeture ↩︎
« le travail de Wong Kar Wai », entretien avec le réalisateur sur lexpress